À Moscou, dont le centre a été bloqué cette semaine pour trois répétitions du grand défilé, le «Jour de la victoire» s’affiche partout, y compris dans le métro, certaines rames ayant été redécorées à l’effigie des maréchaux soviétiques. L’an dernier, pandémie oblige, les cérémonies du 75e anniversaire – annoncées comme l’événement majeur de 2020 -, ont été repoussées de plusieurs semaines et se sont déroulées, le 24 juin, sans l’aréopage mondial attendu par Vladimir Poutine. Cette année, le 76e anniversaire de la fin de la «Grande Guerre patriotique», ne justifiera aucun déploiement particulier et le seul invité devrait être le président du Tadjikistan, Emomali Rahmon.
Prime de 10.000 roublesMais cette journée n’en demeure pas moins un marqueur majeur du récit national développé par le pouvoir russe. «Les années passeront, les décennies passeront, mais dans notre pays, le 9 Mai restera la fête la plus importante, la plus sacrée», a dit récemment Vladimir Poutine en s’adressant à des vétérans. Ceux-ci toucheront cette année une prime de 10.000 roubles (111 euros), mince privilège par rapport aux autres retraités qui, dans l’ensemble, vivent mal.
Pour une large partie de la population le combattant reste une figure majeure et incontestable. La marche du «régiment immortel», traditionnellement mise en exergue par le Kremlin aura lieu dimanche sur internet (comme l’an dernier) et peut-être dans la rue le 24 juin, si les conditions sanitaires le permettent: chacun défile avec le portrait d’un aïeul mort durant le conflit. «Ce thème sacré de la Seconde Guerre mondiale se maintient, il n’y a aucune tentative sérieuse, même parmi les critiques du gouvernement, pour une révision complète», estime le politologue Mikhaïl Vinogradov.
À la question, «que pensez-vous du Jour de la victoire?», 44 % des Russes disent éprouver de la joie, 22 % «pleurent sur les millions de morts de la guerre» et 33 % affirment éprouver les deux sentiments, selon un sondage de l’institut Levada réalisé l’an dernier.
En revanche, la thématique d’une confrontation avec l’Occident sur l’interprétation de l’histoire est omniprésente dans le discours officiel et n’a cessé de s’amplifier ces dernières années. C’est l’idée, explique Mikhaïl Vinogradov, «que certains ennemis anonymes tentent de nous voler la victoire», une défiance qui vise en fait tout particulièrement certains pays d’Europe de l’Est, tels la Pologne ou les Pays baltes. Tout récemment, des parlementaires des deux Chambres ont d’ailleurs annoncé leur intention de déposer une nouvelle loi – qui compléterait un arsenal législatif déjà bien étoffé – pour «lutter contre la falsification malveillante de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale». Selon ses initiateurs, le projet de loi viserait à «interdire l’identification du rôle de l’URSS et de l’Allemagne nazie», une thématique parfois suggérée par l’ultra-sensible pacte germano-soviétique de 1939. Également dans le collimateur, la négation du «rôle décisif du peuple soviétique dans la défaite de l’Allemagne nazie et dans la libération des pays européens»… Le 31 mars dernier, un ensemble de lois a été approuvé, amendant le code pénal et le code administratif, pour réprimer la «diffusion d’informations délibérément fausses sur les activités de l’URSS pendant la Seconde Guerre mondiale».
Selon le politologue Mikhaïl Vinogradov, un glissement s’est opéré, particulièrement marqué avec les années Poutine : «À l’époque soviétique, nous célébrions la paix, maintenant nous commémorons la victoire, ce n’est pas la même chose.»
Pour le journaliste Maxime Chevtchenko, «il ne reste que les chenilles des chars qui s’entrechoquent sur les pavés du Kremlin». «Comment pouvons-nous parler de la possibilité d’une guerre avec l’Ukraine, c’est-à-dire d’une guerre entre les gars de Rostov-sur-le-Don et les gars d’Odessa, dont les grands-pères ont combattu ensemble dans les mêmes divisions contre le nazisme?» déplore le journaliste en s’interrogeant sur l’«héritage du 9 Mai». Comme aux pires moments de la guerre froide qui a rapidement pris le dessus après la victoire commune de 1945, la solidarité entre Alliés n’est aujourd’hui encore plus de saison. Les tensions entre la Russie et les Occidentaux ont atteint récemment un niveau sans précédent depuis des décennies.
Le Covid, prétexte commode
Sans invités étrangers et dans un climat diplomatique délétère – les expulsions réciproques se sont multipliées dans les chancelleries -, le Covid est-il un prétexte commode ou le signe véritable du repli patriotique dont devrait témoigner ce 9 Mai? «La Russie ne peut se résoudre à un statut de puissance régionale mais elle ne peut inviter personne d’autre pour partager la joie de la grande victoire», souligne l’analyste politique Alexeï Makarkin pour résumer l’équation russe.